Spécialiste des questions de fraude fiscale, l’économiste luxembourgeois Julien Briot-Hadar analyse, dans cette interview, l’avenir de l’accord sur la taxation minimale des multinationales après le retrait des États-Unis.
Quel impact aura le retrait des États-Unis de l’accord sur la taxation minimale des multinationales ?
Le retrait des États-Unis de l’accord mondial sur la taxation minimale des multinationales, comme annoncé par Donald Trump, en janvier 2025, constitue un revers significatif pour les efforts internationaux de réformer la fiscalité mondiale et met en lumière les défis particuliers que ce retrait impose à l’Afrique. L’accord de l’Ocde, visant à instaurer un taux minimum d’imposition de 15 % sur les bénéfices des grandes entreprises multinationales, avait pour objectif de limiter l’optimisation fiscale agressive, une pratique largement utilisée par les multinationales pour transférer leurs bénéfices vers des juridictions à faible taux d’imposition. Cette démarche visait à réduire la concurrence fiscale néfaste entre pays et à endiguer les pertes fiscales mondiales, estimées par l’Ocde entre 155 et 192 milliards de dollars par an.
Pour l’Afrique, cette décision pourrait avoir des conséquences particulièrement graves. Déjà, le continent perd, chaque année, plusieurs dizaines de milliards de dollars en raison de l’évasion fiscale et des flux financiers illicites, représentant une part importante de ses ressources financières manquantes. La Cnuced estime que les pertes dues aux flux financiers illicites s’élèvent à 88,6 milliards de dollars par an pour l’Afrique, dont une proportion importante liée à des activités d’évasion fiscale.
Le retrait des États-Unis pourrait également inciter davantage de multinationales à continuer leurs pratiques d’optimisation fiscale agressive, aggravant ainsi les défis économiques pour les pays africains. Dans un contexte où les économies africaines sont déjà fragilisées par des pressions financières, cette situation risquerait de compromettre leurs capacités à financer des projets de développement, d’infrastructure et de services publics essentiels. Cependant, il existe une opportunité pour l’Afrique de réagir à cette situation en renforçant le soutien aux initiatives multilatérales alternatives. Le Nigeria, en tant que leader du groupe africain au sein des Nations unies, a proposé une résolution pour établir une convention-cadre sur la coopération fiscale internationale. Cela pourrait déboucher sur un accord fiscal mondial plus inclusif et ambitieux, offrant aux pays en développement un moyen plus équitable de lutter contre l’évasion fiscale des multinationales.
Quel bilan tirez-vous de cet accord négocié au forceps en 2021 ?
Le bilan de l’accord sur la taxation minimale des multinationales, entré en vigueur le 1er janvier 2024, peut être vu sous différents angles. Bien que certains pays clés, comme la Chine, n’appliquent pas encore cette taxe, elle a néanmoins montré qu’elle peut être fonctionnelle et qu’elle a un impact significatif, même sans leur participation directe. L’accord vise à imposer un impôt minimum de 15 % sur les bénéfices des grandes entreprises multinationales. Et il a été adopté par un nombre suffisant de pays pour qu’il devienne opérationnel.
En effet, l’une des caractéristiques essentielles de cette réforme est qu’elle permet à un pays, même si ce n’est pas celui d’origine de l’entreprise, de prélever la différence entre le taux réel d’imposition et le taux minimum de 15 % lorsque l’entreprise réalise des profits dans un pays à faible taxation. Par exemple, si une multinationale française génère des bénéfices dans un paradis fiscal où le taux d’imposition est inférieur à 15 %, la France peut appliquer la taxe pour compléter ce qu’il manque. Si elle choisit de ne pas le faire, d’autres pays où l’entreprise exerce son activité peuvent prendre la main.
Ce système est renforcé par une dynamique où les paradis fiscaux eux-mêmes sont incités à augmenter leur imposition pour éviter que les recettes fiscales ne soient captées par d’autres pays. En conséquence, des pays comme les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite ont annoncé qu’ils appliqueraient également un impôt à 15 % d’ici à 2025. Cela marque un tournant dans la concurrence fiscale internationale, car rendant plus difficile pour les entreprises d’éviter la taxation en déplaçant artificiellement leurs profits vers des paradis fiscaux.
Malgré ses limites, l’accord représente une avancée dans la fiscalité mondiale en mettant particulièrement fin à l’évasion fiscale des grandes multinationales, laquelle pouvait parfois amener à des taux d’imposition proches de zéro. Il constitue une étape importante, même si la mise en œuvre complète, y compris l’inclusion de certains crédits d’impôt et subventions, pourrait donner lieu à des ajustements futurs. Enfin, l’avenir de l’accord dépendra de son adoption par d’autres pays, en particulier les États-Unis. Si ce pays décidait de ne pas appliquer cette taxe, cela pourrait remettre en cause une partie des effets escomptés. Mais, même sans leur application, l’accord crée une dynamique qui devrait rendre plus difficile pour les entreprises d’échapper à cette fiscalité minimale, contribuant ainsi à un environnement fiscal plus juste à l’échelle mondiale.
Sans les États-Unis, pensez-vous que les négociations entamées sous l’égide de l’Onu pour mieux taxer les multinationales ont des chances d’aboutir ?
L’annonce du retrait des États-Unis de l’accord de l’Ocde, prévu par Donald Trump, remet-elle en cause le compromis fiscal international conclu en 2021 ? En ce qui concerne le premier pilier de l’accord portant sur la répartition mondiale des bénéfices des multinationales, notamment celles du secteur numérique, selon les lieux de consommation, peu de changements sont à signaler, si ce n’est la confirmation de l’abandon d’un accord qui semblait déjà moribond. En revanche, le second pilier, relatif à l’instauration d’un impôt mondial minimum de 15 %, a été adopté par de nombreux pays, dont ceux de l’Union européenne. Cette mesure touche également les entreprises américaines, même en l’absence de signature des États-Unis. En effet, les multinationales qui paient moins de 15 % d’impôt dans certains pays devront s’acquitter d’un supplément fiscal en Europe, mais à condition d’y être implantées. C’est précisément cette disposition que conteste vivement Donald Trump, menaçant l’Europe de représailles commerciales.
Deux scénarios se dessinent. D’une part, concernant les profits réalisés par les multinationales américaines aux États-Unis, mais sous-imposés en raison de déductions fiscales liées à la recherche ou aux brevets, Donald Trump considère cela comme une ligne rouge et ne tolérera pas que des pays européens viennent imposer ces profits. D’autre part, la situation est plus floue pour les bénéfices réalisés par ces mêmes multinationales en dehors des États-Unis. Les autorités américaines pourraient proposer, à travers un amendement à l’accord de l’Ocde, que les profits générés dans des pays où le taux de l’impôt sur les sociétés dépasse 20 % échappent à cette nouvelle législation, permettant ainsi d’exempter les bénéfices réalisés sur le sol américain.
Source v: Le Soleil
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